Un formidable outil normatif : la honte
Un formidable outil normatif : la honte
La honte est une émotion qui mène à se percevoir comme impropre ou inadapté·e à la vie sociale et qui peut aboutir à une dépréciation, parfois globale, de sa personne.
« Rien ne me faisait plus honte que lorsque ma mère me demandait de ne pas avoir honte de mon homosexualité ou de ma manière de me comporter parfois comme les filles. Elle me disait quelque chose comme « tu ne dois pas avoir honte de qui tu es ». Et, vraiment, j’avais envie de disparaître tellement je me sentais humilié et sale » (1).
La honte est une émotion profonde et douloureuse qui est ressentie en cas d’échec ou de transgression d’un ordre établi. Cela donne l’impression d’être une personne défectueux·se. Elle provoque un sentiment de rétrécissement : on se sent petit·e, sans valeur et impuissant·e. Cela donne l’impression d’être exposé·e, comme si les gens extérieurs pouvaient, d’un regard, deviner son imperfection (4).
Cette émotion, qui rougit les joues, ne fait pas partie de celles qui se manifestent dès la première année de vie (c’est-à-dire les émotions primaires, comme la joie, le dégoût, la rage, la peur, etc.). C’est une émotion secondaire qui apparaît plus tard lorsque se développe la conscience de soi et la découverte de règles sociales.
Le mécanisme de la honte est une évaluation du soi, elle se vit donc avant tout par rapport aux autres : c’est une émotion sociale (comme la culpabilité, la fierté, etc.). Elle est directement liée à la stigmatisation et à l’humiliation sociale.
Le sentiment de honte diffère de celui culpabilité ou de dégoût :
La culpabilité est liée à une action jugée fautive ou condamnable (l’objet du jugement est l’agissement). Alors que la honte touche à son être, perçu comme mauvais (l’objet du jugement est le soi). La culpabilité peut être socialisante, puisqu’elle peut tendre à une réparation ou une envie de réparation (le rachat ou le pardon peut garantir une réintégration de la personne la coupable dans l’ordre social). La honte, quant à elle, désocialise en ostracisant. A ce sujet, notons que la justice et la religion donnent une place centrale à la culpabilité et non à la honte (4) (5).
Le dégoût est, comme la honte, une émotion morale négative qui concerne les normes sociales (cette fois liées à la pureté). Il implique des préoccupations corporelles et comportementales. Il s’agit d’une émotion humaine interculturelle qui représenterait une solution évoluée du système adaptatif visant l’évitement de la contamination (pathogène ou idéologique).
Bien qu’initialement développé pour éviter les maladies, le dégoût a évolué en un système de maintien des interactions sociales, notamment en invoquant la honte : la honte (émotion secondaire) peut se ressentir lorsque le dégoût (émotion primaire) se reflète sur soi.
Autrement dit, en cas de transgression sociale, le soi est perçu comme une source de contamination : « Je transgresse la norme, je crains d’être identifié·e comme source dégoûtante de contamination et d’être rejeté·e par le groupe ». Rappelons-nous de l’émotion honteuse qui pouvait être ressentie lorsque nous toussions dans le métro durant l’épidémie du Covid-19.
La stigmatisation qui accompagne ce processus motive à se cacher pour éviter le risque d’être perçu·e comme contaminant·e.
Par cette voie, la honte découle du dégoût (2).
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La honte s’associe souvent à d’autres éléments du registre émotionnel (notamment aux émotions primaires). Par exemple, avec la peur glaçante que les autres découvrent son secret, ou la colère dirigée contre soi-même de renvoyer cette image gênante.
Fabien Jannic-Cherbonnel, journaliste, s’exprime à ce sujet : « je me souviens très bien de la honte qui m’envahissait, à l’adolescence, lorsque j’avais l’impression que quelqu’un allait découvrir que j’étais gay. D’un coup, mes joues devenaient rouges et j’avais envie de disparaître. J’avais peur aussi, que l’on découvre mon secret. Et immédiatement après, j’étais en colère, pas contre les autres, non, mais contre moi-même, parce que je n’arrivais pas à être ce qu’on attendait de moi : quelqu’un dit de « normal ». » (4).
Des mécanismes de préservation de l’ordre social et de régulation interne d’un système qui découragent les violations des normes morales ou sociales
Le pétrissage honteux remplit une fonction sociale qui régule les systèmes sociaux et hiérarchiques. Certaines de ses dimensions agissent comme des mécanismes de préservation de l’ordre social et de régulation interne d’un système qui découragent les violations des normes morales ou sociales (2) (5).
La honte est un outil normatif puisqu’elle incite au respect des normes. C’est une incitation à ne pas être, ne pas montrer de gestes d’affection en public, ne pas se vêtir ou s’accessoiriser en dehors des prescriptions ou ne pas jouer à un sport considéré comme inadéquat pour son genre. C’est aussi une incitation à être, être comme tout le monde, par mimétisme. Toutefois, se conformer, se corriger ou se réprimer est un mirage souvent non concluant, frustrant et source de nombreuses conséquences au niveau psychique.
Une identité que la société stigmatise deviendra un objet de honte. Il s’agit d’un processus d’assignation de la honte qui dépend des déterminations sociales et qui figent les individus dans une condition inférieure.
Bien que cette émotion soit universelle (tout le monde peut la ressentir), sa répartition n’est pas égalitaire. Certaines personnes, notamment issues de minorités sociologiques, sont plus à même de l’éprouver (femmes, minorités de genres, personnes grosses, personnes handicapées, etc.).
Relevons toutefois que le processus en soi d’apprentissage et d’utilisation de la honte peut être sain et utile lorsqu’il apprend par exemple à un·e enfant de respecter ses limites ou celles des autres. Mais, là où le bât blesse c’est lorsqu’il mène à décourager toutes expressions ou identités qui s’écartent des normes socialement admises.
Un·e adolescent·e homosexuel·le, dans les vestiaires sportifs de l’école sera honteux·se que l’on sache son homosexualité, comme si ça la·e rendait pervers·e ou vicieux·se d’observer ses pairs du même genre (honte liée au stéréotype de la perversion).
Une personne trans* pourra se sentir honteux·se d’être mégenré·e dans une salle d’attente par gêne ou crainte qu’on associe cela à un désordre psychique (honte liée à la pathologisation des transidentités), etc.
« Je reste humilié, et je reste honteux, par exemple, quand je me sens jugé ou quand je crains de l’être. Sans que je sache vraiment pourquoi, c’est surtout dans deux situations : les transports en commun et dans les institutions de soins de santé » (1).
La honte peut se ressentir pour soi ou pour autrui. Malgré les injonctions à « dépasser la honte », elle peut s’initier et s’installer d’une façon pugnace, surtout si elle est confirmée (d’une façon réelle ou imaginée) par l’environnement extérieur.
« Ma mère, sûrement pour se rassurer elle-même, me répétait souvent son conseil de ne pas être honteux et elle attendait que j’acquiesce, ou que je valide, ou que je dise que j’allais faire un effort pour ne ‘pas avoir honte’. Comme si c’était si simple. Je pense que c’est elle, qui avait honte, de moi. Et je me sentais humilié de ça » (1).
Les effets de la honte sont pluriels et multidimensionnels. Ils peuvent concerner le rapport à soi et aux autres. Elle :
- Engendre le sentiment d’être défectueux·se cassé (dans le mauvais corps, ressentant les mauvaises attirances) et par conséquent à réparer, à soigner. Cela permet, notamment de comprendre les processus menant aux fallacieuses et parfois même consenties thérapie de conversion.
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- Est normalisante et incite au respect des systèmes de normes établis.
- Est désocialisante et déstructurante, elle donne envie de disparaître (annulation de soi) de ne jamais avoir vu le jour sous sa forme actuelle et elle confronte à l’autre et à l’ordre social.
- Donne l’impression d’être exposé·e, comme si les autres pouvaient, en un regard, deviner sa nature imparfaite et honteuse.
- Peut mener à une puissante dévalorisation de tout ou partie de sa personne (une auto-condamnation). Comme mentionné, la honte mène la personne à se penser, elle-même comme un problème.
- Prive du sentiment d’euphorie d’existence ou le limite considérablement. Le sentiment d’euphorie représente la joie qui découle des possibilités d’existence et d’aménagement de sa personne en un idéal perçu comme jouissif. Cela peut passer par divers aspects, comme l’esthétisme, le comportement général ou certains points spécifiques de sa vie, relations ou perspectives de vie.
- Encourager un sentiment de dysphorie (de genre, corporel, etc.) et/ou une distorsion dans la perception de son être et de ses caractéristiques.
- Isole et tend à cacher, à rendre secret l’objet de honte (soi ou partie de soi). En outre, il est délicat de parler et nommer les choses honteuses (la honte de la honte).
- Impacte puissamment la santé mentale et crée ou augmente des vulnérabilités psychiques : les personnes éprouvant la honte sont plus à risque d’éprouver des sentiments dépressifs, de l’anxiété chronique, des pensées suicidaires et d’autres symptômes psychologiques.
- Génère et entretient un cycle d’invisibilisation.
- Peut être intériorisée (cfr. les concepts d’homophobie, biphobie, transphobie intériorisée, voir plus généralement un contexte général de monstruosité intériorisée) peut mener au développement d’un système d’auto-jugement quasi-permanent, comme un tribunal intériorisé qui condamnerait chaque acte, chaque pensée, chaque état de consciences ou l’entièreté de son être.
Ces effets s’ajoutent ou accentuent considérablement les vulnérabilités des minorités. Plusieurs liens peuvent être opérer avec les concepts de modèle de stress des minorités et les systèmes de domination, régulation et d’oppression des minorités.
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Cette émotion est difficile à reconnaître, même en son for intérieur. D’une part, comme mentionné, parce qu’elle est liée à d’autres émotions comme la rage ou la colère. D’autre part, parce qu’elle est souvent rendue taboue. À cela s’ajoute qu’il est coûteux psychiquement de la communiquer à l’autre, parce qu’il peut être honteux d’avoir honte, il s’agit alors de la honte d’avoir honte.
Dans l’accompagnement des minorité, il est particulièrement important de pouvoir faire une place à cette émotion et de veiller à pouvoir l’identifier, la nommer, l’accueillir et potentiellement la mettre au travail pour en limiter ses effets et les traumatismes potentiels.
Si le sentiment de honte ou de gêne (à aborder certaines thématiques, par exemple) se présente du côté du·de la professionnel·le, il est pertinent de se questionner sur ses origines et ses implications dans l’accompagnement.
Notons que le groupe (et son utilisation dans un cadre thérapeutique) peut être un modèle pertinent de travail de cette émotion par l’utilisation de l’outil social.
Notons également que, face à la honte, la fierté, la révolte ou la réappropriation de certains stigmas peuvent (mais ne doivent pas) constituer des leviers pertinents (3) (4).
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Il est toutefois possible d’opérer une réflexion quant aux injonctions qui visent le dépassement de la honte, comme si l’ensemble de ses mécanismes ne comportaient aucune utilité. En réalité, peut-être que ce sont les dimensions normatives sociales qui en déterminent les contours qui pourraient être dépassées ?
« Je me sentais brusqué. Je me disais que ce que j’avais n’avait pas vraiment d’importance. Je me disais que je devais me dépêcher. Que des gens attendaient, qui avait sûrement des choses plus graves. » (1)
Un formidable outil normatif : la honte
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Sources
- Témoignages recueillis pour ce guide.
- J. A. Terrizzi & N. J. Shook, (2020), On the Origine of Shame : Does Shame Emerge From an Evolved Disease-Avoidance Architecture ? Front. Behav. Neurosci., 14:9.
- Boquet, D. (2022). La honte : une « condition émotionnelle » féminine ? Regard sur le moyen-âge chrétien.
-
Podcast : Podcast (retranscription) : Avoir honte, c’est normé (Jannic-Cherbonnel)
https://louiemedia.com/retranscription-honte - Tisseron, S. (2006). De la honte qui tue à la honte qui sauve. Le Coq-héron, 184, 18-31.