Etre fier·e pour battre le fer

Etre fier·e pour battre le fer

Les sciences humaines se sont intéressées, depuis quelques décennies, à la force des émotions individuelles et collectives dans les mobilisations sociales.

Si le courant des Lumières, dominant en Europe, avait opposé la raison à l’affect et les sciences dites « dures » aux sciences sociales, les recherches montrent désormais à quel point la création d’un sentiment d’appartenance et l’utilisation des émotions émancipatrices font partie intégrante du militantisme.

Parmi ces sentiments forts, il y a celui de la fierté, le grec Aristote déjà, tout comme le romain Cicéron, en faisaient l’apologie. Aristote l’appelait la magnanimité, la vertu la plus importante, le juste milieu entre la vanité et l’humilité (1)

Bien plus récemment, le philosophe et sociologue allemand, Axel Honneth, développe la « théorie de la reconnaissance » : « Les émotions négatives qui accompagnent l’expérience du mépris pourraient […] constituer la motivation affective dans laquelle s’enracine la lutte pour la reconnaissance ».

Il théorise le fait que manifester sa fierté est un recours possible lorsque des êtres humains sont confrontés à des phénomènes d’humiliation, pour obtenir, mieux que des réparations, une reconnaissance de ce qu’ils sont. Le concept de fierté n’est donc ici envisagé ni comme une démonstration de vanité ni par orgueil, mais comme une démarche liée à la reconnaissance de sa propre valeur pour compenser une estime de soi défaillante (2).

La fierté est donc un outil d’émancipation à plusieurs titres. D’abord dans l’affirmation de soi et la résilience culturelle, en refusant l’idée que certaines identités non choisies, certains héritages culturels ou certains comportement contraints seraient intrinsèquement moins valables que les autres parce qu’ils échappent à la norme dominante, quand cette norme n’est édictée que par sa force majoritaire et non pas parce qu’elle est réellement « juste » ou « supérieure ». Ensuite, la fierté participe à l’émancipation sociale et à la mobilisation politique de certains groupes d’individus en les renforçant dans un esprit militant, en catalysant leur énergie pour combattre les discriminations raciales, religieuses, sexistes ou LGBTQIA-phobes et œuvrer pour plus d’égalité. 

Des mouvements sociaux peuvent, par exemple, retourner la honte en fierté, et faire ainsi de cette dernière un point de ralliement pour l’action politique (voir les gay pride, black pride, fat pride). Dans ce cas, elle ne reflète pas seulement certaines normes sociales, mais elle permet aussi de les remettre en cause.(3)

Face à la répression sociale, parfois étatique, à la pathologisation et à l’invisibilisation, les publics LGBTQIA+ se sont organisés en revendiquant le sentiment de fierté pour aller contre le destin qui leur était fait. Cette manière d’utiliser collectivement la fierté d’être soi et la fierté d’être une communauté répond à des siècles d’illégitimité dans le corps social. 

Le terme précis de Pride a été employé à la suite du moment historique singulier que sont les Émeutes de Stonewall. Il s’agit d’affrontements violents avec la police dans un bar LGBTQIA+ new-yorkais, le Stonewall Inn, la nuit du 27 au 28 juin 1969. Suite à cet événement, qui aura notamment révélé l’activiste trans* et travailleuse du sexe Marsha P. Johnson, de nombreuses marches sont organisées par la communauté LGBTQIA+ américaine afin de faire valoir ses droits et de mettre fin aux arrestations arbitraires. 

Les activistes Brenda Howard, Robert A. Martin Jr. et L. Craig Schoonmaker désigneront ces manifestations avec le terme de Pride, c’est-à-dire « fierté » pour s’opposer à la haine, à la stigmatisation et à la honte dont ces populations font l’objet. Le terme de Power avait aussi été envisagé mais il représentait un concept trop difficile à définir et moins fédérateur. 

Bien qu’elles ne soient pas l’unique manière de revendiquer plus de droits pour les publics LGBTQIA+, les Prides, sous d’autres appellations comme la Marche des Fiertés ou La Marcha del Orgullo dans certains pays hispanophones, vont peu à peu se développer sur la planète, chaque année, avec des méthodes d’action souvent similaires et des résultats politiques palpables. 

Il s’agit d’événements d’expression festive, colorée, bruyante, qui occupent un temps l’espace public, qui se veulent sans concession, et qui vont mettre en valeur des symboles comme le Rainbow Flag (lui-même en perpétuelle évolution), ou encore la couleur rose en opposition à son attribution exclusive au « féminin »  dans le monde occidental à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Ainsi le drapeau arc-en-ciel et ses couleurs vives seront une sorte de contre-pied à la noirceur de la répression, comme la fierté sera une réponse à la honte.

Comme dans tout rite commémoratif, le groupe peut ainsi, chaque année, prendre conscience de son unité, mais également s’affirmer en tant que partie intégrante de la société, imposer en douceur une présence dans la vie publique.(3)

En France, la première Marche des fiertés a eu lieu à Paris, en juin 1977. Cette mobilisation participera à d’autres formes de pression qui pousseront le Président François Mitterrand à déclarer en 1981 son engagement pour la dépénalisation de l’homosexualité, qui sera effectivement réalisée en 1982, et mènera aussi, en 1980, à la suppression de l’Amendement Mirguet qui classait l’homosexualité, la bisexualité et les transidentités dans la catégorie des « fléaux sociaux », depuis 1960.

Le mois de juin devient officiellement le Pride Month, à partir de 1999, il est célébré dans de nombreux endroits du monde. En Belgique, la première marche aura lieu en 1979,  à Anvers, sous le nom de Samedi Rose / Roze Zaterdag, avec la spécificité, maintenue jusqu’à aujourd’hui, de se dérouler en mai.

Notons enfin que, depuis le XXIe siècle, certaines Prides occidentales sont critiquées par le monde militant pour s’être quelque peu dépolitisées et évoluer vers un événement festif presque exclusivement « commercial »

Nous sommes les pantins de nos récits. Le sentiment de honte ou de fierté qui accable nos corps ou allège nos âmes provient de la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes. (4)

Etre fier·e pour battre le fer

Avec (la) fierté, les LGBTQIA+ développent une forte conscience d’ell·eux-mêmes, qui affrontent, tête haute, le regard des « autres ».